“En devenant adultes, nous devons apprendre à prendre soin de nos besoins, sans avoir « besoin » que l’autre les prenne en charge. En effet, quand nous sommes enfants, c’est à nos parents, à nos enseignants ou aux personnes qui accompagnent notre vie de prendre soin de nos besoins relationnels, d’en avoir le souci et de veiller à ce qu’ils soient respectés et comblés au maximum. Devenir adulte, c’est se séparer de cette dépendance-là ! “
Jacques Salomé ; La ferveur de vivre (Albin Michel – 2012)
Lorsque Sylvia entre dans mon cabinet ce jour-là, je peux sentir des ondes d’anxiété, de stress et de tension émaner d’elle et me frapper de plein fouet.
Son pas est las, son sourire à demi-éteint. Son regard est caché par des cernes mal dissimulés sous le maquillage, me laissant comprendre que les journées précédant notre rendez-vous ont été longues et intenses.
D’ailleurs, elle ne s’assoit pas dans le fauteuil en face de moi, elle s’y laisse littéralement tomber comme une marionnette dont on aurait subitement coupé les fils.
Elle d’habitude si consciente de son image et de ses gestes, au point de pouvoir paraître contrôlante, laisse son sac négligemment trainer à ses pieds et se cale au fond du siège comme si celui-ci devait l’empêcher de tomber plus bas encore. elle laisse un instant sa tête reposer en arrière sur le haut du dossier, ferme les yeux et respire profondément.
Tout en elle hurle de fatigue.
Je l’observe un instant en silence. Les traits de son visage sont tendus et les plis de sa bouche tirés vers le bas, comme si elle contenait une nausée constante. L’envie me prend de la laisser tranquillement s’assoupir. C’est probablement ce dont elle a besoin vue la période qu’elle semble traverser.
Je n’ai pas le temps de formuler cette pensée que, déjà, elle se redresse dans son fauteuil, se met à sourire en me regardant droit dans les yeux, chasse une mèche de cheveux de son front et me lance un « j’ai une pêche d’enfer! » qui n’en finit pas de me surprendre.
La surprise, d’ailleurs, doit pouvoir se lire sur mon visage, puisqu’elle s’empresse de rajouter « bon, la période est intense, c’est vrai, mais c’est tellement stimulant que j’ai l’impression que tout va trop lentement! ». Ce qu’elle me prouve immédiatement en démarrant son récit d’une voix de mitraillette.
« Les enjeux actuels sont énormes, me dit-elle. Deux de mes salariés m’ont informée de leur départ et il me faut les remplacer dans les plus brefs délais pour pouvoir faire face à la demande des clients qui repart à la hausse. Nous avons été très actifs ces derniers mois, en termes de développement et nous avons réussi à faire rentrer pas mal de dossiers qui nous mettent en bonne voie pour atteindre nos objectifs de cette année. Tu sais combien j’ai les yeux rivés sur les chiffres. C’est une année test pour nous, après le chaos de l’année dernière. Je n’ai pas droit à une deuxième année blanche, l’agence n’y survivrait pas. Il me faudrait probablement me séparer de la moitié de mes équipes et ça, je ne le supporterais pas. Ce serait l’échec absolu. »
En l’écoutant, je m’aperçois d’abord que le souffle vient à me manquer. Puis je réalise que je suis envahi de ressentis contradictoires. D’un côté, je me sens inquiet de la voir dans un état de fatigue profond et prolongé. De l’autre, je pourrais être prompt à me saisir du sujet qu’elle amène dans le fond : le besoin de résultats, la réalisation des objectifs.
Par expérience, je sais que le sujet de la fatigue, voire de l’épuisement peut être un sujet difficile à aborder pour un dirigeant.
Tout dépend d’eux, de leur énergie et de leur capacité à porter à la fois leur entreprise en tant que personne morale, et en tant qu’employeur d’autres êtres, rendus ainsi dépendants.
Or, rien ne rend plus dépendant que la dépendance d’autrui.
La dépendance, selon l’Encyclopédie Universalis, c’est le fait, pour une personne, de dépendre de quelqu’un ou de quelque chose. Il s’agit de ne plus pouvoir agir en toute autonomie par rapport à un élément extérieur à soi-même.
Autrement dit, c’est mettre à l’extérieur de soi, chez quelqu’un d’autre ou dans quelque chose d’autre, une drogue, l’alcool, un objet ou une pratique particulière, les conditions de son bien-être.
En ce qui concerne les dirigeants-fondateurs, l’entreprise dépend d’eux et ils dépendent d’elle. Cela peut résulter en l’assujettissement de leur propres besoins aux besoins de cette autre être vivant, même s’il ne s’agit que d’une personne morale, un enfant jamais rassasié d’attention et de besoins. Un assujettissement qui tourne alors à la confusion la plus extrême où, finalement, les besoins de l’entreprise deviennent littéralement ceux de leur fondateur, au point que celui-ci n’a même plus conscience d’avoir des besoins propres. La créature dévore le créateur, sans même que celui-ci s’en aperçoive.
Ainsi, le travail devient une addiction et le bien-être de l’entreprise, ou son supposé bien-être, une obsession. Tout doit être fait pour l’entreprise, et ses composantes. Certains, et ce n’est pas rare, vont jusqu’au sacrifice d’eux-mêmes, de leur vie personnelle et de leur santé.
De mon côté, je sens que j’ai besoin d’être prudent. Bien qu’alarmé par les signaux que je perçois, ce serait dangereux de les lui restituer tels quels à cause du déni dont elle semble faire preuve face à la situation. En effet, toute bonne dépendance s’accompagne d’un bon déni pour pouvoir perdurer.
À confronter trop directement l’état d’épuisement que je constate, je prendrais le risque de créer une dissonance violente entre ce que Sylvia vit en interne, et la réalité que je perçois. Cela pourrait avoir pour effet désastreux un relâchement brutal et soudain de son énergie et, potentiellement, cela pourrait créer un effondrement qui serait préjudiciable au-delà de Sylvia elle-même , à son entreprise, et à ses équipes. Car bien sûr, tout le monde compte sur elle, et dépend d’elle.
L’urgence, à ce moment-là, est de pouvoir redescendre progressivement vers un niveau entre guillemets « acceptable » de stress et atterrir en douceur, tout en retrouvant des espaces nourriciers en termes d’énergie et de santé.
Puis nous nous intéressons à son agenda. Après tout, c’est toujours là qu’apparaissent les premiers signes de débordement. Je suis souvent étonné des dons d’ubiquité dont font preuve les dirigeants avec qui je travaille. Ils semblent tous capables d’être en plusieurs endroits à la fois. En repérant ces dédoublements dans son agenda, Sylvia peut reprendre la maîtrise de celui-ci et attribuer les différentes réunions à d’autres membres de son équipe afin de ne garder que celles qui la concernent personnellement.
En termes de processus, je veille à ce que ce travail se fasse dans un rythme apaisé tout au long de la séance. Dès que je sens que les choses s’accélèrent, je ralentis nos échanges. Mon objectif étant que Sylvia puisse goûter tout ce qu’il y a de bon et de profond dans la lenteur et la douceur du moment, afin que cette expérience puisse être ressourçante pour elle lorsqu’elle retournera dans la frénésie du quotidien.
Parallèlement, je m’intéresse à ses espaces de ressources : a-t-elle des projets pour le week-end ? Quelles sont ses lectures du moment ? A-t-elle encore des moments informels avec son équipe ? Toutes ces questions ont pour but de lui permettre de retrouver une singulière, qui n’est plus uniquement l’incarnation de son entreprise.
Nous arrivons ainsi tranquillement au terme de notre séance. Quand elle part, son visage me semble plus détendu et ouvert tandis que sa posture paraît avoir repris un peu de densité et d’énergie. Sa respiration me semble plus régulière et ses idées sont plus claires aussi : elle admet avoir tiré sur la corde ces derniers temps et prévoit de partir à la mer pour le week end. D’ailleurs, me dit-elle, elle a des amis qui l’attendent sur la côte avec qui elle va faire du vélo, peut être du cheval, et probablement des balades le long de la plage. Oh, et elle à bien l’intention de passer voir ses parents non loin de là.
Je ne peux m’empêcher de sourire et de lui faire remarquer que la dépendance à l’hyperactivité ne s’exprime pas uniquement dans la vie professionnelle, apparemment.
Elle sourit à son tour, et me fait un clin d’œil en franchissant la porte.
Discutons ensemble de vos sujets de réflexion et de vos questionnements