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« Comment garder l’appétit créatif dans la croissance ? comment garder la création au cœur du développement ? » En clair, comment faire pour que la créativité, le ferment et le carburant d’une entreprise telle qu’une agence d’architecture, une agence de communication, voire de toute entreprise, ne disparaissent pas au cours de la croissance de celle-ci, avalée par une structure nécessairement de plus en plus lourde, forcément plus en besoin de contrôle, et souvent omniprésente.
Comment faire en sorte que la structure ne mange pas l’objet ?
C’est par ce questionnement que mon invité, Julien Rousseau fondateur de Fresh Architecture, dans l’entretien publié dans l’épisode numéro 9 de Bâtisseurs de Mondes me suggérait le thème d’un prochain épisode.
Me voilà donc, encore une fois, au pied du mur. Car la thématique que Julien Rousseau amène est une thématique à la fois terriblement essentielle est terriblement complexe, paradoxale par essence.
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Le premier mot qui me vient à l’esprit lorsque je commence à réfléchir au sujet, c’est le terme de « bureaucratie ».
Pourquoi celui là et pas un autre, je ne saurais dire, mais j’entends encore la voix de Johann, directeur général d’une grande entreprise me dire que la bureaucratie aura sa peau et accusant celle-ci de tous les maux à l’origine des difficultés de développement de l’entreprise : la lenteur, la procrastination, la résistance au risque et à l’innovation, la tergiversation permanente, l’incapacité à prendre des décisions claires et explicites, et j’en passe. En guise de bureaucratie, il désignait les structures d’administration, de gestion et de contrôle sur lesquelles s’appuyait toutes les autres activités de l’entreprise.
De fil en aiguille, me revient en mémoire une conversation. Mon ami Clément avait créé sa première agence de communication à l’âge de vingt-neuf ans. Lassé des lenteurs et des processus de décisions erratiques de l’agence dans laquelle il était salarié, il avait décidé de prendre son envol et, avec l’aide d’un contrat pro et d’un stagiaire, soutenu par la confiance de deux clients initiaux, il avait créé son entreprise en quelques jours à peine.
Je me souviens de son excitation à l’idée de quitter tout ce qu’il ne supportait plus chez son employeur :
- L’impossibilité de prendre une décision rapide, face aux sempiternelles questions telles que : « qui va payer pour ça ? » « Avez-vous le bon de commande ? », « qui est responsable de cette opération ? »
- L’enlisement systématique des initiatives : « Vous avez-eu l’aval du président ? », « Avez-vous bien mis en concurrence ce prestataire avec deux autres boîtes ? » « Il nous faut absolument trois propositions pour monter un dossier ! »
- L’insupportable lenteur des procédures administratives et des innombrables validations : « Il faut que la RH voie le stagiaire avant de confirmer son embauche et le premier rendez-vous possible est le mois prochain. », « la validation des jours de congés des membres de ton équipe doit se faire via le logiciel managérial, pour l’instant il est en maintenance… »
Pris dans son aventure entrepreneuriale, je ne l’avais pas revu pendant quelques temps. Jusqu’à ce que nous décidions, contre vents et marées et les priorités d’agenda de chacun, d’organiser un déjeuner près de son bureau.
J’ai retrouvé un homme mûri par l’expérience et les nuits blanches, fatigué par des week-ends passés accroché à son ordinateur et à son téléphone portable, aux cheveux prématurément clairsemés. Lorsque je m’inquiétais de sa santé et de son allure, il m’avoua qu’il travaillait beaucoup trop, à la fois au four et au moulin, à gérer son entreprise tout en assurant la production et le service aux clients.
L’agence marchait plutôt pas mal, puisqu’il avait réussi à conquérir une petite dizaine de clients en quelques mois à peine. La créativité de ses propositions, l’audace dont il savait faire preuve dans ses approches et le feu d’artifice d’idées dont il éclairait ses clients lui valaient la reconnaissance et les recommandations de ceux-ci.
Il avait embauché son stagiaire originel en contrat permanent pour faire face à la demande, puis avait continué à faire grandir son équipe en embauchant deux autres juniors, une assistante à plein temps et deux contrats de professionnalisation. Rien que ces embauches-là lui avaient pris un temps phénoménal qu’il avait dû compenser en sacrifiant encore quelques précieuses nuits de repos.
Il reconnut que ce ne serait pas mal que quelqu’un d’autre que lui puisse être autorisé à prendre des décisions mineures dans l’entreprise. Il se demandait également si son assistante ne devrait pas prendre plus de responsabilité du côté de la gestion administrative, fiscale et juridique de l’agence. Il avait d’ailleurs commencé à réfléchir à structurer quelques procédures de fonctionnement avec son équipe afin que les consultants arrêtent de l’interrompre toutes les cinq minutes pour lui permettre de se consacrer au développement et à la création…
Je crois que c’est en voyant mon sourire en coin que Clément s’est arrêté de parler, la fourchette à mi-chemin de sa bouche et les yeux écarquillés, comme si la foudre venait de lui tomber sur la tête.
Il venait de prendre la mesure de ses paroles et de se rendre compte qu’il était en train de recréer un embryon d’administration bureaucratique qui, s’il n’y prenait garde, grandirait, et grandirait encore jusqu’à reproduire les phénomènes mêmes qui l’avaient poussé à partir de son ancienne agence.
D’ailleurs, lui-même, en concentrant toutes les fonctions : les fonctions de développement, les fonctions d’administration et de direction, et les fonctions de production créative, n’était-il pas devenu un frein à certaines initiatives de la part de ses collaborateurs ? Ne ralentissait-il pas lui-même le processus créatif de son agence ?
En effet, comment concilier les deux besoins les plus fondamentaux d’une entreprise, quelle qu’elle soit, quelle que soit sa taille, quel que soit son objet ?
- D’une part : entretenir et développer sa force créatrice et la mettre au service de ses clients, afin de leur apporter toujours plus de valeur ajoutée, de développer sa propre singularité dans des marchés complexes, et de s’inscrire dans un progrès long ?
- D’autre part : structurer, maîtriser, contrôler et cadrer son organisation et son développement pour ne pas gaspiller de précieuses ressources absolument nécessaires à sa pérennité ?
Voilà le nœud gordien de toute entreprise, et voilà le sujet auquel Julien Rousseau veut que Bâtisseurs de Mondes s’attaque.
Pour envisager les contours de ce débat, créativité versus bureaucratie, il m’a fallu me plonger dans de vieilles et de nouvelles lectures.
Aux sources de l’analyse de la bureaucratie, j’ai retrouvé Max Weber, le sociologue allemand de la fin du dix-neuvième siècle et début vingtième, qui a été un des premiers à proposer une analyse de la bureaucratie.
Puis je me suis penché sur l’analyse proposée par le sociologue français Michel Crozier, dans les années 60 et 70 dans son livre « le phénomène bureaucratique » paru en 1963 au Seuil. Enfin, je suis allé faire une plongée dans le livre « Bureaucratie » de David Graeber, docteur en anthopologie, économiste, professeur et un des leaders du mouvement Occupy Wall Street, décédé en 2020.
En ce qui concerne la créativité, je me suis plus particulièrement intéressé à l’ouvrage collectif « Une psychologie de la créativité » de Todd Lubart, professeur de psychologie à l’Université Paris-Descartes et spécialiste de la créativité chez l’enfant et l’adulte, Christophe Mouchiroud, Sylvie Tordjman, professeur de pédopsychiatrie à l’université de Rennes, et Franck Zenasni, professeur en psychologie différentielle à l’université Paris-Descartes.
Je tiens à préciser cependant qu’il n’est pas question ici de tenir un discours de spécialiste en sociologie. Les éléments qui suivent sont des tentatives de retranscrire la pensée complexe de leurs auteurs et sont forcément simplificateurs et, bien que j’ai essayé de ne pas faire de contresens, il est possible que les spécialistes parmi vous y trouvent à redire, avec raison. Je suis bien sûr ouvert à toute discussion et me ferai une joie d’échanger avec vous et de peaufiner le propos de cette chronique.
Je vous propose de commencer par la notion de bureaucratie, et par sa définition.
Dès le départ, le bât blesse : il n’y pas de définition précise de la bureaucratie. Tout ce que l’on peut dire, et ce qu’en dit Michel Crozier (Michel CROZIER, BUREAUCRATIE, Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 11 juillet 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/bureaucratie/) c’est de distinguer trois formes de définition :
- L’usage ancien, qui est encore consacré par les dictionnaires, correspond à une définition de science politique : la bureaucratie, c’est le gouvernementpar les « bureaux », c’est-à-dire par un appareil d’État constitué de fonctionnaires nommés et non pas élus, organisés hiérarchiquement et dépendant d’une autorité Le pouvoir bureaucratique, dans ce sens, implique le règne de l’ordre et de la loi, mais, en même temps, un gouvernement sans la participation des citoyens.
- À côté de cet usage traditionnel relativement précis, un autre, beaucoup plus large et au fond très différent, s’est graduellement imposé. Pour ceux qui l’adoptent, le concept clef est celui de la bureaucratisation, entendue comme rationalisation de toutes les activités collectives ; elle se traduit, notamment, par la concentration des unités de production et, en général, de toutes les organisations, et le développement inéluctable de formes d’organisation des tâches et des fonctions caractérisées par l’impersonnalité, la hiérarchieet le contrôle. La bureaucratie est alors conçue comme un type nouveau et plus efficace d’organisation qui tend à s’imposer partout.
- celle du langage populaire. Quel que soit le contexte, le mot évoque toujours en effet la lenteur, la lourdeur, la routine, la complication des procédures, l’inadaptation des organisations ou des institutionsaux besoins qu’elles devraient satisfaire et les frustrations qu’éprouvent, de ce fait, leurs membres, leurs clients ou leurs assujettis.
Et de poser que : La charge émotionnelle contenue dans l’acception vulgaire du terme n’a jamais pu être éliminée du débat intellectuel, qui en reste profondément affecté. Aussi une définition vraiment neutre de la bureaucratie n’a-t-elle encore pu s’imposer. On ne peut pas parler de la croissance des bureaucraties comme d’une forme particulière d’institutions : on l’entend, toujours émotionnellement, comme la croissance d’un mal.
En contrepartie de ce « mal nécessaire », Michel Crozier, ajoute que : « La fonction profonde de la rigidité bureaucratique peut s’analyser finalement, comme une fonction de protection. Elle assure le minimum de sécurité indispensable à l’individu dans ses rapports avec ses semblables à l’occasion des activités coopératives coordonnées nécessaires à la réalisation de ses buts »
Dans une entreprise par exemple, la représentation la plus explicite du phénomène bureaucratique, ce sont l’organigramme et les fiches de poste. Autant d’éléments « froids », car détachés du système humain, qui donnent officiellement, juridiquement et frontalement, une distribution des rôles, des responsabilités et des pouvoirs au sein de l’entreprise. C’est ce que nous avons appelé dans un précédent épisode, la partie « structurelle » de l’entreprise.
Comme Michel Crozier, le mentionne, la fonction de la bureaucratie dans une organisation, c’est de :
- Structurer l’organisation autour d’un squelette organigrammique, comme on vient de le dire,
- D’en assurer la continuité, même en cas de turn-over des éléments humains de cette organisation, en détachant la fonction de l’individu (ce qui donne d’ailleurs lieu à la pire phrase que je puisse entendre dans mes accompagnements : personne n’est irremplaçable, mais nous y reviendrons peut être dans un prochain épisode)
- D’en renforcer la sécurité juridique et fonctionnelle en garantissant l’obéissance au droit et à la règle, qu’elle soit interne ou externe,
- D’en rationaliser les processus et les procédures, afin de les débarrasser des éléments émotionnels et interpersonnels qui pourraient faire courir des risques au système dans son ensemble.
De l’autre côté, nous avons la créativité :
Dans « psychologie de la créativité » les auteurs posent que (je cite) :
- L’humain est un être marqué fondamentalement par sa nature créative.
- Sur le plan social, pour des questions capitales comme celles portant sur l’équilibre social ou planétaire, la demande de nouvelles approches et solutions se fait de plus en plus pressante.
- Une approche purement cognitive de la créativité ne pourra offrir qu’une compréhension partielle de celle-ci, si les aspects émotionnels, motivationnels et environnementaux ne sont pas simultanément pris en compte.
Plusieurs traits de personnalité sont liés à la créativité : la confiance en soi, l’indépendance de jugement ou encore la prise de risque, ou encore l’acceptation de soi, le courage et la liberté d’esprit.
Bien que la créativité soit aussi complexe à définir que la bureaucratie, les auteurs se rassemblent autour de la définition suivante : « La créativité est la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste. Cette production peut-être par exemple, une idée, une composition musicale, une histoire ou encore un message publicitaire.»
Au-delà de cette définition et de ces propos sur le concept de créativité, les auteurs posent que (je cite) « six types de ressources seraient nécessaire à la créativité. Ces ressources sont des aspects spécifiques d’intelligence, de connaissances, de styles cognitifs, de personnalité, de motivation et de contexte. »
Dans son formidable podcast Neurosapiens, Anais Roux nous dit que « la créativité, ce n’est pas créer quelque chose à partir de rien, c’est déformer, combiner, mixer ce qui existe déjà. »
La suite de l’ouvrage se concentre sur la description de ces ressources. Il en découle plusieurs apprentissages à mon sens, parmi lesquels :
- La créativité est d’abord une capacité individuelle à créer du nouveau, dans un certain contexte. Elle peut aussi être la capacité d’un groupe constitué de créer du nouveau dans ce même contexte (ce qui pour moi se rapproche de la capacité individuelle, ou individualisée)
- Une capacité individuelle, mais qui peut avoir, et qui a, la plupart du temps, besoin du collectif pour se révéler (on n’est pas créatif dans l’absolu, je cite : « le niveau global de créativité d’une personne (ou d’un groupe) est évalué par rapport à celui d’autres individus »).
- La créativité est, au même titre que la relation, un processus dynamique : « la notion de processus créatif renvoie à la succession de pensées et d’action qui débouche sur des créations originales et adaptées. »
En tant que « capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste », on comprend aisément que la créativité est à la base de la valeur ajoutée d’une entreprise pour ses clients.
Dans un article publié pour Encyclopédia Universalis par Todd Lubart et Maud Besançon (Maud BESANÇON, Todd LUBART, « PSYCHOLOGIE DE LA CRÉATIVITÉ », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 11 juillet 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/psychologie-de-la-creativite/)
Les auteurs posent que
« La créativité peut évoluer tout au long de la vie. Une première façon de développer ce potentiel est de promouvoir les expériences et situations favorisant les ressources nécessaires à la créativité : expériences d’ouverture à divers modes de pensée, espace de liberté, etc. Un autre axe de développement consiste à enseigner ou à former les personnes à la créativité, au moyen de programmes d’appropriation des techniques d’expression créative (à travers l’écriture, le dessin), ou des techniques de recherche d’idées (Creative Problem Solving, techniques de détour, pensée latérale). »
En bref, on voit que créativité et bureaucratie obéissent à des logiques qui sont aux antipodes les unes des autres.
La bureaucratie vise à l’homéostasie du système, à une gestion logique et rationnelle, froide, et averse au risque, fonctionne selon des logiques de pouvoir quant à la maîtrise de l’information et au poids de la règle, se fonde sur l’interchangeabilité et l’expertise de ses membres, ceux-ci étant détachés de la fonction qu’ils occupent, afin de conférer à ce système la force, la rigueur et la rigidité de la loi.
La bureaucratie, qu’on l’appelle administration ou gestion d’entreprise permet à celle-ci de s’insérer par résonnance dans le système administratif, légal et règlementaire du contexte dans lequel l’entreprise opère.
Elle fournit une structure dans laquelle réside la pérennité de l’entreprise, le socle sur lequel toutes les autres fonctions vont pouvoir s’appuyer pour opérer correctement. La bureaucratie résonne indéniablement avec contrôle.
Alors que la création, la créativité, a pour objet la production d’une nouveauté, souvent en rupture avec l’état présent. Elle fait appel aux émotions, aux motivations irrationnelles, s’inscrit dans un environnement temporel, géographique, sociétal, technologique et s’appuie sur des qualités profondément individuelles, la confiance en soi, l’indépendance d’esprit, la prise de risque, la liberté de jugement.
Création rime ici avec création de valeur pour les clients de l’entreprise.
Les inventions dont sont capables les membres de l’organisation au service de leurs clients sont la richesse de l’entreprise, sa raison d’être. L’entreprise est constituée d’individus rassemblés pour créer quelque chose de nouveau, de créatif, que les clients vont acheter.
La bureaucratie offre un cadre – la création contourne, ouvre, déforme, combine, les cadres.
Comment concilier ou réconcilier les deux ? Comment faire en sorte que, comme le dit Julien Rousseau, la création reste au cœur du développement et ne se fasse pas happer par le système ?
Il est intéressant de noter que le phénomène bureaucratique, aussi froid, impersonnel, rationnel et légaliste soit-il, ne peut faire autrement que s’appuyer sur des enjeux de pouvoir pour se maintenir et se développer. En effet, comme il a été dit, l’administration est une forme d’organisation du travail fondée sur :
- la réglementation (une réglementation elle-même en grande partie créée par la bureaucratie),
- la hiérachisation structurelle (qui a le pouvoir sur qui ? qui prend les décisions sur quoi ? à qui chacun doit se référer dans la hiérarchie ?),
- l’interchangeabilité (la fonction est détachée de la personne),
- la routinisation : chacun remplit ses obligations sans affect (censément en tout cas)
- la segmentation experte (personne ne détient toute la connaissance sur l’ensemble de l’organisation, chacun est expert de son domaine).
Ce dernier point doit attirer particulièrement notre intérêt. Car si personne ne détient toute l’information sur l’ensemble de l’organisation, cela oblige chacun à communiquer avec les autres pour obtenir des informations supplémentaires et ainsi réduire son champ d’incertitude afin d’effectuer sa mission correctement.
Dans cette négociation (information contre information) viennent se nicher les enjeux de pouvoir, ou plus précisément d’influence. Les personnes en charge de la gestion de l’entreprise sont par conséquent rompus à la discussion et à l’échange d’information.
Ainsi, pourrait-il y avoir un premier avantage, pour un dirigeant, de considérer que les membres de l’administration de son entreprise sont aussi des communicants. Pourraient-ils éventuellement ainsi être inclus dans les processus de créativité des départements recherche et développement et production de l’entreprise ?
D’autre part, une administration d’entreprise a pour objet de décharger le ou les dirigeants de certaines tâches afin qu’ils puissent se concentrer sur leurs missions de dirigeants : définir la stratégie de l’entreprise, tenir le cap, être l’arbitre en dernier recours des décisions impossibles, représenter l’entreprise tant à l’intérieur qu’à l’extérieur et porter la responsabilité de celle-ci auprès des bureaucraties et autorités externes. Ainsi que, globalement, faire en sorte que l’entreprise génère de la performance pour toutes ses parties-prenantes, là aussi internes et externes.
Et générer de la performance, pour les clients, c’est assurer que la force créative, la recherche-développement, la production, le service, restent la source de valeur ajoutée. La créativité, au sens le plus large du terme, se doit donc de rester au cœur des processus de l’entreprise puisque c’est ce qui sera produit et vendu par celle-ci et qui fera donc sa richesse et financera son développement.
Or, la créativité, comme nous l’avons dit, est un processus dynamique. Nous l’avons vu dans plusieurs épisodes de Bâtisseurs de Mondes, tout processus est avant tout relationnel, puisqu’il implique la participation de plusieurs individus pour pouvoir se déployer et monter toute sa puissance. Les processus créatifs, quels qu’ils soient, impliquent largement une part d’échange d’idées et de points de vue. Les processus créatifs sont donc habitués à impliquer des points de vue divergents, disruptifs dans le contexte, alternatifs dans les objectifs.
Bref, que ce soit pour réguler des enjeux de pouvoir et d’influence, ou bien pour faire émerger des idées nouvelles, la communication relationnelle est au cœur de tous les processus de l’entreprise.
C’est là un point commun à ne pas négliger pour un dirigeant qui voudrait garder la créativité au cœur de son entreprise : faire dialoguer les tenants du cadre absolu avec les partisans de l’explosion du cadre tant dans les phases de divergences du processus créatif que dans les phases de convergence et de sélection des pistes créatives.
Il devrait s’agir, d’ailleurs, du principal rôle du dirigeant, comme le soulignait Sophie Letourneau dans notre entretien de l’épisode 10 de Bâtisseurs de Monde « les dirigeants sont trop souvent concentrés sur la production », donc sur le contenu de leur entreprise. Alors qu’un de leur rôle stratégique est d’élaborer, d’orienter et de tenir le cap stratégique de l’entreprise et d’animer les processus qui permettent à ce cap d’être tenu.
Sortir du contenu, pour privilégier l’élaboration de processus dans lesquels le contenu, tout contenu, pourra être traité, voilà une des pistes de réflexions pour faire converger administration et création et faire en sorte que la créativité ne soit pas avalée par le système.
Encore une fois, ces processus sont nombreux et peuvent être adaptés au plus juste pour correspondre précisément à la taille et aux besoins de l’entreprise :
- Des formations internes qui pourraient se faire pendant les processus d’intégration, puis à intervalles réguliers par la suite
- Des ateliers collectifs de régulation entre les différentes fonctions de l’entreprise
- Des épisodes de « vis-ma-vie »
- Des ouvertures régulières à l’animation de processus créatifs multidisciplinaires,
- …
Ces processus peuvent être également intégrés dès le départ à la vie et à la culture de l’entreprise, comme les nouveaux systèmes telles que les entreprises libérées semblent vouloir nous le montrer :
- En détachant le rôle de la mission
- En donnant plus d’autonomie aux individus sur le rôle qu’ils ont envie de remplir pour leur équipe et leur entreprise
- En délimitant ces prise de rôle dans le temps afin de « faire tourner » les compétences et les échanges….
- En vérifiant, dès le recrutement, la disposition créative de chaque individu,
- En entretenant cette créativité tout au long de la vie de l’individu dans l’entreprise, quelle que soit son expertise de départ.
Globalement, tout processus vise à faire en sorte que l’expertise de chacun ne prenne pas le pas sur la mission collective : amener l’entreprise plus loin, lui permettre de se développer, au sens le plus large du terme. Et ça, c’est le travail premier de la gouvernance de l’entreprise.
Ce que cela implique, encore une fois, c’est de créer un espace dans lequel ce dialogue va pouvoir avoir lieu, une bulle dans laquelle chacun va pouvoir mieux appréhender les objectifs de l’autre et ainsi élaborer collectivement un processus relationnel cadré, structuré, dans lequel chacun va pouvoir contribuer à la valeur ajoutée créative de l’entreprise, tout en prenant en considération, in fine, la nécessité de s’inscrire dans un cadre collectif.
« Garder l’appétit créatif » pour reprendre la question et l’expression de Julien Rousseau, c’est garder l’appétit créatif de tout le monde. C’est aussi faire en sorte que chacun, là où il ou elle est dans l’entreprise, soit écouté, encouragé, et reconnu dans sa créativité. C’est aussi autoriser la créativité individuelle et collective.
Or, la créativité n’est pas l’apanage unique des créateurs. Chacun peut être créatif à l’endroit où il est, dans son rôle, dans sa mission, qu’il s’agisse d’administrer ou de produire.
La créativité a besoin d’un cadre dans lequel elle peut s’exprimer et s’épanouir, ce serait confondre la fonction et la qualité que de la circonscrire à ceux qui seraient « payés pour ».
Après tout, si la créativité est « la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste. » pourquoi ne serait-elle pas mise au service des relations internes de l’entreprise afin de générer encore plus de valeur ajoutée pour ses partie-prenantes ?
C’était le dernier épisode de la saison de « Bâtisseurs de Mondes ».
Je vous retrouverai avec une immense joie début septembre pour de nouvelles interviews et de nouvelles explorations dans l’univers des défis relationnels des dirigeants.
Et rappeler-vous que si la douleur vient de la relation, la solution est dans la relation aussi.
Bel été à vous