François – “L’oeil du cyclone”

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CHRONIQUES DES BÂTISSEURS DE MONDE - CHAPITRE 4

Les semaines passant, François commence à perdre ses repères. Enfermé chez lui, comme la moitié de l’humanité, il sent le temps se ralentir, prendre plus d’ampleur, devenir plus présent. L’air environnant s’est densifié jusqu’à ralentir les mouvements, les gestes, les pensées. Il se souvient encore d’un temps pendant lequel il courait partout, à la fois au four et au moulin, emplissant ses journées d’une activité frisant l’hystérie, erratique. Il se souvient de ces nuits courtes, beaucoup trop courtes, de ces week-end disparus dans les lignes de plans qu’il devait rendre aux premières heures de la semaine.

Il se souvient aussi de ses angoisses. Les départs successifs de ses collaborateurs, le travail de plus en plus solitaire et pesant. Ses angoisses… aujourd’hui, elles semblent si lointaines, si… comment dire, il ne trouve pas les mots. Si… petites. Si… pathétiques. Si… datées.

Datées du temps d’avant. D’avant la crise, d’avant la chute, d’avant que tout s’arrête. D’avant que tout vole en éclat du jour au lendemain.

 

Le calme entre les tempêtes

Avec l’aube se lève le vent derrière la fenêtre, pendant que François contemple ses anciennes angoisses. Il ne sait s’il doit se réjouir de leur disparition ou se désoler de celles par lesquelles elles ont été remplacées.

Il sait qu’il est dans l’oeil du cyclone :

  • les urgences absolues ont été réglées. C’était le premier mur du cyclone.
  • l’avenir reste cependant totalement invisible et incertain, il n’est pas encore possible de l’organiser ou de l’imaginer. Trop d’inconnues. Quand il se dévoilera, dans toute ses dimensions, ce sera le deuxième mur du cyclone.
  • pour l’instant, il se trouve dans une zone plus calme, entre les deux. Pour un peu, il se sentirait désoeuvré. Il lui reste bien sûr des décisions à prendre, des papiers à remplir et à envoyer. Mais son travail principal, quotidien, c’est de faire le tour de ses équipes, d’appeler tout le monde, pour essayer de tenir un semblant de lien à travers l’entreprise, pour communiquer, informer de la situation, sécuriser les uns et les autres.

 

Les origines de la peur

Sécuriser chacun, lui qui, en discutant avec Nathan, a pris conscience d’être contaminé par la peur :

  • peur du passé : que les conséquences de ses actes ne lui reviennent en boomerang et ne le dépassent,
  • peur du présent : bien faire, à chaque instant,
  • peur de l’avenir : que les clients ne viennent pas, que les projets n’aboutissent pas, que son épouse le quitte, que le monde s’effondre et lui avec, …

La troisième peur, celle de l’avenir, est celle qui domine. Comment pourrait-il en être autrement ? L’avenir est un vivier inépuisable de dangers potentiels, de spéculations, d’hypothèses, de conjectures, et de possibilités incertaines. Un seul de ces ingrédients suffirait à nourrir la peur de François. Tous ensemble, c’est un cocktail explosif qui n’attend que son déclencheur. Et le climat anxiogène de cette crise inédite ne fait rien pour arranger les choses.

 

Se raccrocher au réel

Pour se rassurer en remettant du réel dans sa vision des choses, chaque jour, il fait un état des lieux de la situation :

  • Tous les projets de l’agence sont en suspend. Que ce soit faute d’interlocuteurs institutionnels, de constructeurs opérationnels ou de fournisseurs à pied d’oeuvre.
  • Tous les collaborateurs sont, comme lui, confinés chez eux. Certains sont en véritable burn-out familial, enfermés avec leurs familles dans des appartements trop petits. D’autres, semaines après semaines, s’enfoncent dans un isolement de plus en plus brutal. D’autres encore vivent plutôt bien la situation, tellement bien qu’ils imaginent une autre vie après l’agence et commencent à parler de reconversion professionnelle.
  • François a dû se résoudre à mettre les trois-quarts de ses équipes en chômage partiel, ne gardant en télétravail qu’un petit groupe de personnes pour gérer la paperasse administrative et les bouts de projets qui peuvent se faire à distance.

En matière de réassurance et de sécurisation, l’avenir envisagé par François baigne dans un océan d’incertitude et de confusion.

Les questions sont multiples et ne cessent de rebondir sous son crâne, comme une mauvaise chanson :

  • Quand va-t-il pouvoir réouvrir son atelier ?
  • Quels projets seront encore valides à ce moment-là ?
  • Est-ce que ses clients actuels seront libérés en même temps ?
  • Vont-ils garder leur plan de travail, même s’ils le décalent dans le temps ?
  • Lesquels de ses collaborateurs va-t-il pouvoir garder, dans toute cette confusion ?
  • Combien d’entre eux voudront rester avec lui à la sortie de la crise ? Et lesquels ?
  • Sa trésorerie suffira-t-elle à traverser cette période, malgré toutes les mesures annoncées ?

 

Sortir du CONTENU, du « quoi »

Lors de leur dernière conversation téléphonique, Nathan a pointé du doigt que toutes ses questions sont des questions de CONTENU. C’est-à-dire des questions qui portent sur le « quoi ».

Or, les éléments de réponses factuels manquent cruellement pour pouvoir y répondre. François n’en sait pas plus que les membres du gouvernement sur la fin de l’épidémie et la date de retour à une vie plus normale. Il n’en sait pas plus que ses collaborateurs sur leur envie de continuer à travailler avec lui. Il n’en sait pas plus que ses clients et ses entreprises sur leurs possibilités de maintenir ou non les études, les projets et les chantiers en cours ou en prévision.

Toutes ces inconnues viennent alimenter encore davantage le moteur de ses angoisses. Il s’agit là d’une limite absolue : avoir des réponses à ces questions est à la fois indispensable et impossible. La sensation de tourner en rond tout en se cognant la tête contre un mur infranchissable devient chaque jour un peu plus consciente. C’est comme se noyer dans une piscine à balles, chacune représentant un problème à résoudre, une question sans réponse. Quiconque serait autant submergé que lui dans un tel contexte. Dans son entourage, ses collègues architectes et ses amis patrons d’entreprises avec qui il échange régulièrement, sont dans la même situation, les mêmes confusions, et les mêmes craintes.

 

Se concentrer sur le PROCESSUS, le « comment »

François s’ébroue comme un vieux chien pour chasser toutes ces pensées, négatives et inutiles, quitte la fenêtre, récupère sa tasse de café sur son bureau, ouvre son ordinateur et commence à écrire.

Afin de sortir de ce sentiment d’impuissance, Nathan lui a recommandé de commencer à décrire l’avenir. Son avenir, et celui de l’agence. Avec une règle particulière cependant. Il ne devait pas décrire CE qu’il voulait y voir (ce serait parler du contenu et donc replonger dans la piscine à balle) mais plutôt écrire LA MANIÈRE dont il voulait voir cet avenir se dessiner, et ainsi se concentrer sur le PROCESSUS qui permettrait à cet avenir d’émerger :

  • Seul ou à plusieurs ?
  • Avec quel état d’esprit ?
  • Dans quel environnement ?
  • Comment intégrer les apprentissages de cette crise dans cet avenir ? Tout prendre ? Tout laisser et retourner à la situation d’avant-crise ? Trouver un juste chemin entre ces deux extrêmes ?
  • Que voudrait-il incarner à l’avenir en tant qu’architecte ? À la construction de quel type de Monde voudrait-il participer ?
  • Et surtout COMMENT ? Comment participer ? Comment incarner ? comment collaborer ? comment évoluer ?

 

Sous ses doigts, les premiers mots prennent forme :

« Je réalise que toutes mes peurs viennent du fait que je voudrais faire SANS. Sans les crises, sans les départs, sans la surcharge de travail, mais sans l’absence de travail non plus, sans l’insécurité, sans le sentiment d’impuissance.

Si je veux véritablement travailler sur le PROCESSUS comme il m’a été demandé, je veux à présent commencer à faire AVEC ! Après tout, l’architecture, c’est donner une forme au vide. »

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